L’Utopie est-elle « utopique » ?
par Keyvan Sayar
U-topos, littéralement « qui ne se trouve en aucun endroit », est un concept que nous devons au philosophe anglais Thomas More. C’est dans « Utopia » paru en 1516 qu’il l’utilisa pour la première fois et c’est le succès de l’ouvrage qui rendit le terme populaire. Nous devons la version francisée du terme à Rabelais qui choisit de traduire le latin « utopia » par « utopie ».
L’utopie de More est une île qui a « la meilleure forme de gouvernement »[1] au monde. Le terme utopie désigne depuis la parution de l’ouvrage de More « tout projet d’une société idéale et parfaite »[2] mais selon les auteurs (et donc selon leur façon d’appréhender le terme utopie) il s’agit soit d’une société « tenue pour chimérique et ainsi nommée péjorativement »[3] soit d’une société qui, « au contraire, contient le principe d’un progrès réel, un ferment et un stimulant pour un avenir meilleur »[4]. Et c’est le sens plus chimérique du terme qui tend désormais à l’emporter dans l’usage courant, comme en atteste la définition du Petit Robert[5].
Ce que l’on reproche en général à l’utopie en politique, c’est d’être… « utopique » . La notion a évolué au cours du temps pour prendre un sens chimérique, irréel , irréalisable et on a enterré l’utopie, la quête du meilleur gouvernement du monde pour y substituer la gestion terre à terre, la réalité rationnelle.
Il est vrai que l’utopie et ses projets de gouvernement radicalement différents comportent le risque du totalitarisme mais « est-ce que le rouge n’a plus le droit d’être rouge parce que les fous ont confondu le rouge avec le sang ? »[6]. La pensée utopique, c’est-à-dire la quête du meilleur gouvernement n’est pas utopique au sens courant du terme.
Au cours des siècles, les dystopies et contre-utopies n’ont pas manqué de mettre en lumière les travers et dérives de pratiques qui se réclamaient de l’utopie, mais s’agissait-il d’une remise en cause du concept même d’utopie ?
Ensuite, il ne faut pas oublier que beaucoup d’utopies se sont traduites en pratique ou ont eu une influence politique. Peut-on alors dire que la pensée utopique est purement chimérique et ne doit pas avoir droit de cité dans la pensée politique contemporaine ?
Utopies - Contre-utopies : même combat ?
Les expériences de gouvernement communiste ont souvent été décrites comme les réalisations d’une utopie. Bien que Marx et Engels se défendaient vivement de faire œuvre à caractère utopique[7] on peut envisager cette qualification en disant qu’il s’agissait bien d’un projet d’une société qui avait prétention à être idéale et parfaite. Cependant, l’histoire nous a montré les limites et les déviances des expériences communistes. C’est dans cette perspective, en réponse au développement du communisme à l’est, comme d’ailleurs en réponse au développement de « l’organisation rationnelle capitaliste du travail »[8] à l’ouest que beaucoup d’ouvrages dit « contre-utopiques » ont été écrits. On les a qualifiés de contre-utopiques parce qu’ils dénonçaient les travers de systèmes qui voulaient s’ériger en solutions sociales, en sociétés parfaites. La contre-utopie serait une illustration du fait que l’utopie n’est pas une solution politique, mais plutôt une mascarade qui a pour but de berner les gens et de les flouer sans qu’ils s’en rendent compte.
Les contre-utopies sont caractérisées par le rejet d’un système qui ment. Quelques auteurs font remonter la contre-utopie aux mythologies antiques exposant tyrannies et traitements souvent inhumains, pré-totalitaires. Une autre source est à rechercher dans les tragédies shakespeariennes, dont La Tempête serait le modèle. La veine parodique ou satirique se manifeste comme une troisième référence possible. Au XX° siècle, la science fiction se saisirait également assez souvent du genre... Bref comme pour tout ce qui regarde l’utopie, la variété est infinie.
On pourrait donc dire que les contre-utopies existent depuis qu’existent les utopies. Au XXe siècle, le mouvement contre-utopique attaque essentiellement la mise en pratique de deux grandes utopies qui se revendiquent comme telles (ou plutôt qui se revendiquent comme des projets de société parfaite car elles ont prétention à être les meilleurs systèmes possibles, applicables partout et devant être appliquées partout) : le communisme et l’organisation rationnelle capitaliste du travail. Parmi les œuvres contre-utopiques dénonçant les travers de l’utopie communiste, les plus célèbres sont Nous autres (1920) d’Eugène Ziamatine ou La Ferme aux Animaux (1945) et 1984 (1949-50) de George Orwell. Parmi les œuvres les plus célèbres dénonçant les travers de l’organisation rationnelle capitaliste du travail on peut citer Amerika (1927) de Franz Kafka et Brave New World (1946) d’Aldous Huxley. Il serait vain de vouloir citer les milliers d’auteurs contre-utopiques. Ce que l’on peut mettre en avant par contre, c’est que la contre-utopie, si elle n’est pas toujours une utopie, elle est en tout cas porteuse d’un projet de société. Comme l’écrivait Bronislaw Baczko dans Lumières de l’utopie, en 1978, « l’anti-utopie est une expression parfois plus corrosive et puissante que l’utopie... » pour dénoncer le monde présent.
A y regarder de près, la frontière entre utopie et contre-utopie n’est pas toujours facile à tracer dans le sens où l’utopisme n’exclut pas la critique de la société en question. L’utopie de Thomas More est d’ailleurs d’abord en premier lieu un ouvrage qui critique la société anglaise et met en cause la légitimité de son mode de gouvernement. Les utopies socialistes du XIXe siècle sont des critiques virulentes de la société de leur époque en même temps que des projets de changement. On pourrait ainsi dire que les utopies contiennent toujours des projets mais aussi souvent des critiques et que les contre-utopies contiennent toujours des critiques mais aussi souvent des projets.
En somme, si les utopies et les contre-utopies n’ont pas nécessairement exactement la même nature, elles ne répondent pas à des définitions opposées. L’utopie est un projet de société idéale et parfaite et la contre-utopie est la critique d’une société montrant en quoi elle n’est ni idéale ni parfaite. Au niveau conceptuel, utopie et contre-utopie participent donc d’une même démarche qui est celle d’aspirer à mieux pour la société.
Par conséquent, on voit que même la contre-utopie, c’est-à-dire la critique qui est sensée être la plus radicale à l’égard de l’utopie, ne s’oppose pas diamétralement au concept d’utopie. Le sens que le terme utopie a acquis dans le langage courant ne se justifie donc pas au niveau conceptuel. Ceux qui ont stigmatisé des idéologies qui prétendaient amener « le meilleur des mondes », ne dénonçaient pas l’aspiration à un monde meilleur, ils dénonçaient juste des façons de faire, des dérives, des mensonges. Le propos des contre-utopistes était moins de dire que l’utopie était impossible que de révéler des injustices masquées derrière une légitimation idéologique de soi-disant aspiration à un monde meilleur.
Donc en théorie, l’utopie, au sens de More, c’est-à-dire, le meilleur des gouvernements, n’est pas dénoncée comme un objectif impossible. En pratique non plus d’ailleurs.
Des utopies pas si utopiques que ça
Si le débat sur la possibilité de mettre en pratique des théories utopistes est souvent résumé à l’expérience communiste et à son échec, il est crucial de souligner que cette expérience n’a pas été la seule expérience utopiste, loin de là. Tout au long de l’histoire, des milliers de communautés utopistes ont été créées. Leur but était d’organiser un meilleur mode de vie, qui serait éventuellement un modèle pour le reste de la société.
Une des communautés utopistes les plus célèbres est celle des Adamites au XVe siècle (c’est-à-dire avant la rédaction de l’utopie), c’est elle qu’on désigne souvent comme la première véritable communauté utopiste. En Bohème, parmi les hussites qui réclamaient la réforme du clergé, un groupe radical s’est dégagé qui voulait une réforme de la société. C’était le groupe des adamites. Ils s’installèrent sur une île sur le fleuve Moldau, près de Prague, essayant de retrouver la vie du paradis terrestre avant la faute. Toutes les structures sociales étaient bannies. Plus d’argent, plus de classes, plus de travail. Il était interdit de cultiver la terre, les adamites étaient végétariens et vivaient de cueillette. Il n’y avait pas d’église, ils vivaient dans le culte direct de Dieu. Les autres hussites, agacés du succès des adamites (et donc du succès de leur remise en cause de la société), encerclèrent l’île et massacrèrent tous les adamites. Les adamites sont un exemple de communauté qui n’a pas échoué à cause de son incapacité à s’organiser.
A l’image des adamites, les communautés Fouriéristes créées au XIXe siècle aux Etats-Unis comme Brook Farm ou Oneida ont réussi à se maintenir pendant assez longtemps en autosuffisance. Oneida, créée en 1848 pût ainsi se maintenir jusqu’en 1880. L’entreprise de fonderies Godin, qui n’était pas une communauté à part entière, mais une entreprise conçue dans une optique fouriériste, a été créée du vivant de Fourier et existe encore (cependant peut-on vraiment la considérer comme une construction utopique ?). Pour ce qui est de l’effondrement des communautés fouriéristes, la cause essentielle est « le nouveau monde amoureux » mis en avant par Fourier (tout le monde n’apprécie pas le changement de partenaire, et encore moins le compagnonnage ascendant qui consiste en l’initiation sexuelle des jeunes par les plus âgés et constitue en fait une sorte de droit de cuissage), ce n’est donc pas tant la pertinence du système fouriériste dans l’organisation des tâches qui aurait pêché que l’organisation de la vie intime. On peut donc ici encore mettre un bémol aux critiques de l’utopie fouriéristes qui ne la trouvaient pas pragmatique.
Autre exemple, celui de Robert Owen et de son usine modèle qui s’avéra un franc succès. Même si ses tentatives ultérieures de village modèle en Angleterre et de colonie modèle aux Etats-Unis furent des échecs, on ne peut pas lui enlever le succès d’une partie de ses entreprises utopistes.
Il serait vain et rébarbatif de citer ici tous les exemples de réalisations utopistes, cependant, il est important de souligner le fait que les mises en pratique de théories utopistes n’ont pas toutes été des échecs, que l’utopie n’a pas vécu que dans les livres, mais si ce n’est que dans les livres qu’elle a vécu et survécu complètement.
Cependant, si l’utopisme n’a pas réussi à proposer de solution, à apporter le meilleur gouvernement, les idées utopistes ne sont pas pure abstraction, et comme le souligne Jacqueline Russ, elles ont fait leur chemin en politique : l’administration des choses chère à St Simon, l’organisation de la vie en fonction de l’attraction passionnée chère à Fourier ou encore la justice, comme respect de la dignité des personnes telle que l’explicita Proudhon ne sont pas des idées qui sont restées enfermées dans les pages jaunies de livres poussiéreux. La pensée utopiste est philosophie politique et donc peut nourrir le débat politique, et par delà la considération de l’aboutissement de son idéal, proposer des projets concrets. L’utopie n’est donc pas utopique. Je veux dire par là que la pensée des utopistes n’est pas uniquement chimérique et peut constituer une force de proposition.
Certains auteurs vont même jusqu’à dire que c’est la seule force de proposition valable.
Ainsi Yona Friedman divise la genèse d’une utopie en trois éléments : une insatisfaction collective, un remède connu susceptible de mettre fin à cette insatisfaction et un consentement collectif. Pour Yona Friedman, l’insatisfaction collective est généralement postérieure à la découverte du remède pouvant mettre fin à cette insatisfaction. On n’est pas satisfaits parce qu’on sait qu’on pourrait avoir autre chose à la place de ce qu’on a. Tant qu’on n’a pas connaissance du remède, on ne peut pas être insatisfait. Par conséquent, l’utopie quand elle naît (c’est-à-dire quand les conditions précitées sont réunies) est forcément pragmatique, elle est même pour lui la seule solution pragmatique, la seule solution qui ne soit pas « utopique ».
Aristote qualifiait l’Homme d’ « animal politique », Jacqueline Russ ajoute qu’il est également un « animal utopique », pour elle il faut arrêter de faire l’apologie de la réalité, comme seule source possible de rationalité, « l’homme a besoin d’utopie comme il a besoin d’oxygène ». La pensée politique devrait donc se situer dans ce juste milieu entre considération de la réalité et aspiration pour le meilleur des gouvernements. En effet, peut-être le meilleur des gouvernements, à l’image d’une courbe exponentielle, n’est pas atteignable, mais un gouvernement meilleur est un objectif raisonnable. Et la pensée utopique devrait avoir toute sa place dans les considérations sur l’amélioration de la vie, car l’utopie n’est pas si utopique que ça. En effet comme disait Mark Twain, « les fous ne savaient pas que c’était impossible, alors ils l’ont fait ».
Bibliographie
- Chevallier Jean-Jacques : Histoire de la pensée politique, Paris, Payot, 1998, 893 p.
- Friedman Yona : Utopies réalisables, Les Coiffards, Editions de l’éclat, 250 p.
- Guchet Yves et Demaldent Jean-Marie : Histoire des Idées Politiques (Tome 2), Paris, Armand Colin, 1996, 523 p.
- Mattelart Armand : Histoire de l’utopie planétaire, Paris, La Découverte, 1999, 423 p.
- More Thomas : L’utopie, Paris, Editions sociales, 1989 (1e publication : 1516), 225 p.
- Morfaux Louis-Marie : Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines, Paris, Armand Colin, 1991, 400 p.
- Russ, Jacqueline : Le socialisme utopique français, Paris, Bordas, 1988, 217 p.
- Werber Bernard : Le livre secret des fourmis, Paris, J’ai lu, 1999, 311 p.
Notes
[1] Cf. le titre entier de l’ouvrage est L’utopie ou Le traité de la meilleure forme de gouvernement
[2] Définition de l’utopie provenant du Vocabulaire de la philosophie et des sciences humaines (voir bibliographie)
[3] suite de la même définition
[4] suite de la même définition
[5] 1 : pays imaginaire où un gouvernement idéal règne sur un peuple heureux ; 2 : plan d’un gouvernement imaginaire ; 3 : idéal, vue politique ou sociale qui ne tient pas compte de la réalité, conception ou projet qui paraît irréalisable.
[6] Citation provenant d’une pièce de théâtre de Denise Bonal : Turbulences et petits détails (Paris, Editions théâtrales, 1994, 96 p.)
[7] Cf. l’ouvrage de Friedrich Engels : Socialisme utopique et socialisme scientifique (Paris, Editions Sociales, 1990)
[8] qualification que l’on doit à Max Weber dans L’éthique protestante et l’esprit du capitalisme (Paris, Presses Pocket, 1994, 288 p.)
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