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Qui numerare incipit, errare incipit
(Morgenstern)
 La dernière campagne présidentielle en France a été centrée autour du thème de l'insécurité. A gauche comme à droite, les candidats ont insisté sur cette "augmentation dramatique" qu'il allait falloir juguler. La une des grands journaux (notamment Le Monde) se faisait l'écho de ces préoccupations en mettant en avant des statistiques indiquant une hausse de 8% des infractions commises en France dans l'année. Les éditorialistes glosaient sur les méthodes à employer pour remédier à ce mal (ressenti apparemment chaque jour de façon plus prégnante) mais rares furent ceux qui se sont interrogés sur la genèse des statistiques de police judiciaire. Et cet aspect, vient pourtant considérablement altérer le sens qu'elles pourraient prendre.
1- Délits et délinquance
Les statistiques de police judiciaire sont considérées par les autorités et les médias comme le révélateur de la criminalité en France alors qu'elles sont loin de recenser tous les délits perpétrés dans l'hexagone. En effet, les délits par imprudence et les contraventions ne sont pas pris en compte dans ces chiffres.
Globalement, la criminalité est quasiment impossible à chiffrer pour trois raisons :
L'ambiguïté de l'unité de compte :
C'est par des procès-verbaux (PV) qu'on garde la trace des faits infractionnels. Il peut y avoir plusieurs PV pour un même fait ou un PV pour plusieurs faits : le PV « n'est pas une unité comptable », or il arrive très souvent qu'un PV soit comptabilisé comme une infraction.
Par ailleurs l'enjeu des statistiques étant notamment l'attribution de moyens aux commissariats, les policiers responsables de leur calcul peuvent être tentés de « ventiler » les PV pour gonfler les chiffres.
Ensuite l'élaboration des statistiques demande un investissement temporel et humain de la part des commissariats qui peut influencer sur les statistiques elles-mêmes dans la mesure où plus il y a d'agents qui travaillent sur les statistiques, moins il y en a qui travaillent à recenser les infractions. De même si le personnel est affecté à un projet précis (ex. : la lutte contre le proxénétisme), il y aura une augmentation du nombre d'infractions dans ce domaine et une baisse du nombre d'infractions dans d'autres domaines.
La complexité du système répressif français :
A côté de la police, d'autres agents de l'administration ont pour mission de constater des infractions dans des domaines particuliers. Ils peuvent dresser des PV qui sont alors comptabilisés par la police mais la plupart du temps ils ne le font pas. Par conséquent nombre d'infractions ne figurent pas dans les statistiques.
La variabilité du chiffre noir :
Le chiffre noir est le nombre inconnu d'infractions qui ne parviennent pas à la connaissance des autorités. Il se répartit inégalement entre les différentes catégories de délinquants ou d'infractions. Certaines populations sont plus surveillées que d'autres, certaines infractions font plus systématiquement l'objet d'une plainte que d'autres (ex. : les vols d'objets assurés font l'objet d'une déclaration car sans elle les assureurs n'acceptent pas de rembourser).
Comme ces statistiques constituent la principale source d'information en matière de criminalité, elles sont souvent appréciées hors de leurs conditions d'élaboration et prises pour ce qu'elles ne sont pas. Elles sont plus représentatives des orientations du travail des forces de l'ordre que de l'évolution de la criminalité.
2- Julie fait des statistiques (d'après l'ouvrage de C. Baberger, La cité des chiffres)
Une inspectrice stagiaire nouvelle venue dans un commissariat est affectée à la confection de l'état statistique semestriel par ses collègues. Elle va entreprendre ce travail avec une grande minutie mais se heurte à plusieurs difficultés.
La première c'est qu'elle est novice en la matière et que ses collègues ne font pas d'efforts pour l'aider. Elle pêche dans la connaissance de la méthode d'élaboration de l'état statistique.
Le second problème réside dans la matière qui est l'objet de son étude, les procès-verbaux : doubles, erreurs, oublis.
Ensuite se pose le problème de la traduction dans le langage statistique des termes employés dans les procès-verbaux. Parfois une qualification juridique se trouve à cheval entre deux dénominations statistiques.
Les résultats de Julie mécontentent le commissaire parce qu'ils donnent 35% de faits constatés en moins pour le semestre. Le commissaire lui explique que sa minutie n'apporte rien aux statistiques parce que celles-ci sont de toute façon faussées (ne comprenant pas le travail des inspecteurs des impôts, des douanes, de la santé…) et que son unique conséquence va être d'empêcher le commissariat d'obtenir plus de subsides, subsides qui permettraient de mener une action plus efficace.
Pour gonfler les chiffres sans tricher, Julie décide d'aller voir un confesseur jésuite, qui, sous couvert de l'anonymat des statistiques, lui révèle des délits dont il a eu l'écho au cours de ses confessions. Ainsi, en réduisant le chiffre noir des délits (la partie des délits inconnus des autorités) elle parvient à augmenter son nombre de délits constatés. Elle se trouve là encore confrontée au problème de la traduction, cette fois-ci en partant de données codifiées selon les critères ecclésiastiques. De son côté, le jésuite l'interroge sur le nombre de délits commis au sein des forces de police, pour des statistiques réalisées à la demande du Vatican. Elle mentionne l'existence de nombreux cas de conduite en état d'ivresse, cas qui bien sûr ne figureront pas dans ses statistiques puisqu'il n'y avait « personne pour constater ».
Les statistiques ainsi modifiées ont valu au commissariat l'octroi d'un nouveau fourgon et à Julie des perspectives d'avancement.
---Keyvan
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